Comprendre les inégalités numériques par les inégalités sociales (2/2)

08 Déc

Cet article fait suite à celui intitulé Inégalités numériques : retour sur la prise en charge d’une question publique et sociale et a pour objectif de dépasser l’analyse des inégalités numériques en termes d’accès et d’utilisations des technologies. Comme nous avons pu le voir avec l’école : utiliser les supports numériques ne garantit pas un meilleur apprentissage ou de meilleures résultats dans l’acquisition des connaissances.

Chercheurs et professionnels approfondissent aussi la question en interrogeant quelles conséquences positives peuvent avoir les supports numériques et sur qui. L’enquête Capacity innove en ce sens, puisqu’en parallèle d’une étude statistique sur les personnes naviguant sur Internet, elle cherche à mesurer quels sont les avantages pratiques qui sont retirés par les utilisateurs. A travers la notion d’empowerment, l’enquête Capacity permet de comprendre quelles capacités que les individus développent pour agir sur leur existence.

Fabien Granjon, sociologue et professeur à l’Université Paris 8, traite de cette thématique et montre ainsi que ce qu’on nomme fracture numérique n’est autre que l’expression d’inégalités sociales qui s’expriment dans le champ du numérique. Aussi, explique-t-il que les personnes visées par les actions de médiation numérique, les e-exclus, sont aussi les personnes qui ont le moins d’avantages sociaux. Or ce sont aussi ceux qui ont le plus de difficulté à transformer l’usage de l’ordinateur en véritable avantage. Tout le monde ne peut pas s’approprier de manière égale les outils numériques et les ressources techniques ne sont pas toujours synonymes de bénéfices.

Plus précisément, Granjon défend l’idée que les outils numériques sont discriminants dans le sens où les modes de pensées qu’ils utilisent ne sont pas partagés par tous. De plus, s’il est souhaitable d’avoir un ordinateur et que nombre des « exclus » font le choix de s’équiper pour suivre le mouvement, les usages s’accompagnent parfois d’une « autodépréciation » devant l’incapacité à l’utiliser de la bonne manière.

Cet extrait d’entretien montre bien la position dans laquelle se retrouve certains utilisateurs désorientés face au numérique :

« Internet ? Bah… J’en fais pas beaucoup… enfin l’ordinateur, ça me sert pas, c’est pas pour moi. Pour s’en servir bien, faut pas être comme moi… [Mais vous avez pourtant acheté un ordinateur et vous avez
bien un abonnement qui vous donne accès à internet ? ] Oui oui, mais moi je m’en sers quasiment jamais parce que je vois pas ce que je peux en faire de bien… enfin pour moi, pour que ça me serve… [Ça vous déplaît ? Vous ne trouvez pas ça très utile ? ] C’est que je sais pas très bien m’en servir et ça m’énerve vite. Quand ça marche pas c’est agaçant quoi. J’ai l’impression d’être complètement idiot des fois… C’est les enfants qui s’en servent surtout. C’est plus leur truc à eux » (chômeur, 42 ans). S’envisager dépourvu de « compétences » pratiques à considérer l’usage de l’informatique connectée comme un élément profitable, c’est autrement plus stigmatisant que de ne pas partager l’intérêt pour un loisir que d’autres affectionnent. Ce qui pourrait être
envisagé à l’aune d’une anodine affaire de goûts se vit alors comme une situation dépréciative, car cela revient d’une certaine manière à s’appréhender soi-même comme n’étant pas membre de cette communauté imaginée de personnes insérées dans la modernité dont on nous dit qu’elle est la plus avancée. » (Granjon, 2009 : 15)

Il en est de même pour les personnes ayant développé des usages d’Internet peu valorisé comme la participation à des forums sur des starlettes ou émissions TV, mais aussi celles qui ont vu un intérêt dans l’utilisation d’Internet mais ont été incapables d’en tirer bénéfice. De la mère de famille qui souhaiterai consulter le blog consacré à sa fille mais n’y parvient pas ou le jeune homme qui s’était fixé pour objectif de découvrir a musique classique et a abandonné, nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à atteindre ce qui semble être le plus basique des usages et s’en détournent donc.

« La manipulation heurtée de l’informatique connectée par certains membres des classes populaires est d’abord un échec dans la conduite de tâches pratiques. Mais c’est aussi un échec au regard d’un cadre normatif sociétal, plus ou moins intériorisé par l’utilisateur et qui le somme d’être un individu autonome, agissant, compétent, capable de tenir ses objectifs. Or l’expérience pratique qu’il mène en ce domaine de l’informatique connectée tend à lui montrer que sa personne n’est pas franchement en conformité avec ce modèle normatif. » (Granjon, 2009: 18)

 

Référénce : Fabien Granjon, « Inégalités numériques et reconnaissance sociale. Des usages populaires de l’informatique connectée », Les Cahiers du numérique 2009/1 (Vol. 5), p. 19-44.

 

 


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