Je baigne, mais suis-je…compétent ?

04 Déc

Depuis quelques années déjà, je prépare, à l’Université de Franche-Comté, des étudiants à l’acquisition de compétences Informatique et Internet, d’abord dans le cadre du référentiel national C2I, puis aujourd’hui du PIX
Si j’évoque autour de moi mon enseignement à l’Université, on me dit que cela doit être plutôt cool, car « les jeunes aiment ça, l’informatique, sont à l’aise avec, savent se débrouiller, baignent dedans… ça fait partie de leur monde »
Dans l’esprit de mes interlocuteurs, ce « baigner dedans » signifie des savoirs, des savoir-faire, de l’habilité. Ils voient dans l’immersion numérique des compétences magiques, quasi innées..
Ils expriment ainsi, sans le savoir, une idée ou un a priori véhiculé par le concept de digital natives.
Baigner dès le plus jeune âge dans des environnements imprégnés de numérique, puis être en contact permanent avec des objets numériques ferait des jeunes des compétents numériques, un peu comme comme l’immersion linguistique fait des compétents linguistiques.
Qu’en est-il réellement ? Dans le domaine large du numérique, quelle valeur accordée à la formule : « Je baigne, donc je suis compétent».
Aujourd’hui, je ne peux répondre à cette question que de façon empirique, à travers ma maigre expérience universitaire, à partir d’un public (étudiants en lettres et sciences humaines) assez peu représentatif peut-être.
Premier constat : la majorité de mes étudiants baigneurs n’ont pas de compétences naturelles, immédiates dans les trois grands logiciels bureautiques : traitement de texte, tableur, présentation
Deuxième constat : ils maîtrisent assez mal leur poste de travail, surtout s’il s’agit de Windows : enregistrer sous, ouvrir avec, compresser, décompresser.…
Troisième constat : peu pratiquent les outils ou espaces collaboratifs comme Dropbox ou Google Drive ?
S’agissant de la maîtrise des outils bureautiques, j’ai même l’intuition que l’immersion numérique est plutôt un frein qu’une aide.
Comment expliquer cela ? Le grand bain numérique, dans lequel sont plongés mes étudiants, les jeunes en général, mais aussi chacun d’entre nous, n’est pas uniforme, mais composé de technologies, de dispositifs, d’usages qui se repoussent autant qu’ils se complètent, par exemple l’informatique de bureau et l’informatique mobile. Certains éléments attirent, d’autres suscitent l’indifférence ou le rejet, cela dépend de l’âge, du milieu social, de l’éducation, du parcours personnel. Ce qui fait qu’on assiste à une forte différentiation non seulement des compétences acquises, mais des capacités à en acquérir de nouvelles, dans une logique de gains et de pertes. Plus je maîtrise Mac OS, moins je maîtrise Windows, plus je maîtrise ma tablette, moins je maîtrise mon ordinateur de bureau, plus je maîtrise les outils d’éditions en ligne, moins je maîtrise mon poste de travail… La liste de ces oppositions est longue.
Pour en revenir à mes étudiants, j’ai l’impression que plus ils ont à l’aise avec leur tablette oui leur portable, plus ils les manipulent avec efficacité, plus ils sont actifs sur les réseaux sociaux, moins ils comprennent, par exemple, la logique, l’environnement d’un traitement de texte.
On pourra certes opposer à cette vision pessimiste (ce qu’on gagne ici, on le perd là) l’idée prometteuse de compétences transférables, d’un domaine à l’autre à l’autre, d’un objet à l’autre, d’un usage à l’autre. C’est, il me semble, oublier le caractère hyper-addictif du numérique. Addiction qui n’est pas addiction à tout le numérique – ce qui serait plutôt bienvenu -, mais qui se fixe; sur certains objets, certaines pratiques, qui enferme et qui compromet donc le transfert de compétences.

Jean-Yves Loiget – Consultant Stratice


Commentaires (3)

  • Jean Vanderspelden

    Merci Jean-Yves de rappeler que l’on peut être jeune et « peu à l’aise avec le numérique ». De mon côté, je parle de « suiveurs-suiveuses ». Ce sont des jeunes qui utilisent régulièrement leur « ordiphone » mais pour des usages souvent superficiels et stéréotypés. Mais il existe positivement aussi des « pointu-e-s » et des » opérationnel-les », mais aussi, à coté des suiveurs, des vrais débutant-e-s ! Vivent les opérationnel-les ! Voir article 05/2017 « Tous prochainement Digital Natives ? Vraiment ! – EPALE/FFFOD/Learning Sphere > http://learning-sphere.com/fr/tous-prochainement-digital-natives-vraiment/

  • JEAN-LUC PEUVRIER

    Peut être une explication à vos différents échanges dans ce billet de Bruno Devauchelle :
    http://www.brunodevauchelle.com/blog/?p=2801

  • Thierry Dambermont

    En école supérieure d’infographie, et en centre de formation professionnelle à l’infographie, je constate la même chose : une baisse des compétences initiales en gestion de base des fonctionnalités de l’outil informatique. Cela combiné à un environnement dans lequel être différent des autres est encore davantage qu’auparavant « prendre un risque », et dans lequel aimer travailler est également davantage qu’avant vu comme « être le pigeon du système », le jeune n’est décidément que peu aidé dans sa démarche de prise d’autonomie.

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