Petites réflexions sur la mutualisation

04 Déc


Le calendrier du 04 décembre 2021

par Jean-Yves LOIGET, Consultant technologies éducatives, Stratice

La mutualisation des ressources pour apprendre et se former (au sens large) est souvent présentée comme une promesse du numérique et de la digitalisation.

Elle ne nait cependant pas avec eux. Les bibliothèques universitaires, les centres de documentation sont, bien avant le numérique, des lieux où l’on partage, où l’on met en commun des ressources. Le manuel scolaire est également, certes, dans une moindre mesure, un objet que ses concepteurs partagent avec la communauté éducative, même s’il n’est pas gratuit, même si, pour les éditeurs, les imprimeurs, les libraires, et aujourd’hui Amazon, il représente un commerce juteux.

Ces deux exemples sont intéressants, car ils illustrent deux logiques de mutualisation. Dans le premier cas, la mutualisation offre un avantage financier : l’étudiant n’achète pas le livre que lui a recommandé son professeur. Dans le second cas, elle aide l’enseignant à préparer son cours, voire peut le dispenser de cette tâche, le manuel contenant des leçons, des séquences prêtes à l’emploi. Logique n° 1 : partage d’un bien ou d’un service produit par d’autres et que je n’ai pas à produire moi-même : partage familial d’abonnement à service de musique en ligne, partage de matériel couteux dans les coopératives agricoles. Logique n°2 : partage de la production d’un bien d’un service dont j’ai moi-même la responsabilité, de près ou de loin.

Quels impacts le numérique, la digitalisation ont-ils sur l’une et l’autre de ces logiques ?

Logique n° 1 et exemple de la bibliothèque. Il est évident que la numérisation des ouvrages, des revues, la possibilité de les lire de chez soi , sans se déplacer, va renforcer l’avantage économique procuré à l’usager : déplacements évités, ouverture 24 heures sur 24 de la bibliothèque permettant, par exemple, aux étudiants de mieux concilier le temps consacré aux études et une activité professionnelle. Le coût des équipements informatiques contrebalance certes l’avantage acquis, mais sans l’annuler complètement, ces équipements ayant d’autres usages. Dans le même ordre d’idée, les musées virtuels, surtout s’ils nous exposent des œuvres lointaines, démultiplient le potentiel de mutualisation et de partage des musées réels.

Mais bref, nous ne disons là que des choses très banales, cent fois exprimées. Passons donc à la seconde logique de mutualisation. Le numérique l’amène à prendre deux formes différentes.

Tout d’abord une forme foisonnante : les réseaux sociaux, la multitude et la conjugaison d’outils de partage, de blogs, d’outils de production de contenus, font qu’un enseignant a aujourd’hui à sa disposition sur la toile un nombre infiniment plus important de ressources – fiches pédagogiques, scénarios pédagogiques, exercices autocorrectifs en tous genres – que ce qu’il pouvait et peut trouver encore dans le manuel de sa discipline ou les directives de son inspection. Il est difficile de juger si ce foisonnement représente un vrai progrès, améliore le système éducatif. On prête au Théologien Saint Thomas d’Aquin la pensée suivante : « je crains l’homme d’un seul livre ». Faut-il craindre l’enseignant d’un seul manuel scolaire ? C’est-à-dire redouter son efficacité ? Dans tous les cas, la mutualisation foisonnante requiert de la part des enseignants, des formateurs, des compétences nouvelles, en syndication, en évaluation de la qualité des ressources, en techniques de mises à disposition.

La seconde forme est une forme beaucoup plus contrôlée, moins débridée, moins anarchisante. On la trouve, en autre, dans les LMS (Learning Management Sytem). Là, il s’agit de donner aux enseignants et aux responsables pédagogiques la possibilité de créer des ressources partageables, de les organiser dans des banques de contenus, de construire des modèles (de cours, de séquences, d’évaluation) réutilisables . La mutualisation s’opère non à l’échelle indéfinie du WEB, mais s’organise dans les limites d’un établissement, d’une filière, d’un diplôme, d’un groupe de travail, son extension à plus ou moins d’enseignants étant réglée par des attributions de permissions. Elle repose sur les fonctionnalités intrinsèques du LMS : duplication, importation, sauvegarde, restauration, copier-coller… Dans les LMS évolués, l’enseignant aura le choix d’utiliser en alias une ressource partagée, ou de dupliquer celle-ci pour ensuite la modifier selon ses besoins. Le partage en alias poursuit un objectif autre que la coopération altruiste entre enseignants. Il s’agit de publier en un seul endroit une ressource visible dans plusieurs espaces, et de rationaliser ainsi l’utilisation des serveurs, le stockage et la sauvegarde des données. Il s’agit aussi de faciliter les mises à jour, pour l’enseignant lui-même qui, par exemple, utilise la même ressource dans des cours différents.

Ce qui est étonnant, du moins dans les LMS open source que je connais mieux, c’est qu’aucune fonctionnalité n’est spécifiquement ou intentionnellement dédiée à la mutualisation. Par exemple, j’aimerais bien, dans mon cours Moodle, disposer d’une option simple, accessible aisément me permettant de partager avec tel ou tel collègue sa structure, son contenu (ou les deux). Au lieu de cela, je suis contraint de passer par une suite de manipulations plus ou moins complexes. Cette difficulté, nous la retrouvons lorsque, pour certains clients, nous (STRATICE) sommes amenés à étudier comment des projets de mutualisation des ressources peuvent prendre appui sur le LMS utilisé dans l’établissement. Nous sommes contraints d’adapter le projet à l’outil (en restreignant ses ambitions), voire de l’abandonner.

Pour terminer ce billet, je voudrais partager un constat que j’ai souvent fait. Dans les expériences de formations mutualisées ou plutôt de préparations mutualisées de formations, je me suis souvent aperçu qu’il était très difficile d’animer (en présentiel) avec des supports préparés des collègues, par exemple un diaporama ou même un tutoriel. Comme s’il devait y avoir une harmonie, une correspondance entre le discours écrit préparé et le discours oral (avec sa part d’improvisation) devant le public. Harmonie, correspondance qui ne peuvent exister que si c’est la même personne, la même personnalité qui produit les deux discours. Je vois là bien sûr une limite à la mutualisation et je m’interroge sur l’efficacité des kits que les directions ou services de la pédagogie préparent pour les formateurs avant de les envoyer en animation, souvent avec une intention louable : s’assurer que chaque stagiaire apprendra la même chose. Or, cela ne veut-il pas simplement dire que la mutualisation n’est pas une panacée, et qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Autant peut-on mutualiser sans risques les ressources (supports de cours, exercices, évaluations) utilisées, travaillées par l’apprenant, autant il me parait plus hasardeux de le faire pour celles ayant trait à l’animation elle-même. À cet égard, pour revenir au manuel scolaire, sa mutualisation n’a de sens que s’il est utilisé comme ressource autonome pendant, avant et après le cours, et ne se substitue pas simplement au travail de l’enseignant.

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